Florac, octobre 2025
En tant que biographe, j’écoute d’abord les récits individuels : l’histoire d’une personne, ses souvenirs, son parcours. Mais lors d’un stage intitulé « Récit collectif », organisé à Florac par l’Institut SupAgro et dirigé par l’écrivain de théâtre Samuel Gallet, j’ai découvert une autre manière d’écrire : faire dialoguer les voix d’un territoire.
Cette immersion dans les Cévennes a élargi ma pratique. Elle m’a montré comment la mémoire collective, les paysages, les liens humains nourrissent l’écriture biographique, qu’elle soit individuelle ou partagée.
Récit collectif : une autre façon d’être biographe
Pendant ce stage, nous avons rencontré et interviewé des habitantes et des habitants de Florac et de ses hameaux. À travers leurs paroles, une mémoire s’est dessinée : celle des chemins, des rivières qui changent, des gestes transmis, des savoir-faire discrets.
Pour une biographe, c’est un terrain d’écoute précieux : comprendre comment un territoire façonne les récits de vie, comment la nature, la lumière, la communauté entrent dans la construction intime de chacun.
Écouter les habitants : la vie d’un territoire en paroles
Les entretiens ont révélé ce qui relie les habitants de Florac :
- un attachement profond au territoire
- une relation sensible au vivant
- un rapport au temps marqué par les saisons
- une forme de solidarité tranquille et partagée
À partir de ces récits, nous avons écrit des textes à la croisée du documentaire et de la littérature, afin de rendre justice à la singularité de chaque voix tout en montrant l’unité du territoire.
Quand l’écriture biographique devient collective
Cette expérience m’a rappelé que tout récit individuel s’inscrit dans une histoire plus large : un lieu, un climat, une culture. Écrire la vie de quelqu’un, c’est toujours écrire ce qui l’entoure.
À Florac, cette dimension est devenue centrale. Nous avons cherché à transformer une pluralité de voix en un récit sensible et cohérent, fidèle à ce que chacune avait à offrir.
Portraits cévenols : deux voix de Florac
Ces deux textes rendent hommage à des habitants que j’ai rencontrés lors du stage. Ils témoignent de la sensibilité cévenole : une relation intime au paysage, au vivant, à l’autre.
Être à sa place : l’ancrage dans les Cévennes
Dans ce premier texte, une voix raconte l’évidence d’un ancrage : le moment où l’on se sent enfin « à sa place ». C’est un récit de paix intérieure, de gratitude et d’harmonie avec le territoire.
Être à sa place
J’ai de grandes émotions, pas de grands enthousiasmes. Ça me va.
Ici, je suis à ma place. Pour la première fois de ma vie. Je peux le dire, depuis 3 ans que je suis ici. Je peux le dire et le ressentir. Cette évidence, être là où l’on doit être, c’est le plus beau cadeau. Celui de ma vie. Ma chance.
Dire pourquoi, précisément, je ne sais pas. Il y a des choses qu’il ne faut pas toujours chercher à comprendre. Mais quand même, je peux essayer. Je crois que c’est l’ambiance, la majesté. La majesté de cet endroit, ça m’épate. Une beauté à couper le souffle mais qui remplit les yeux d’espace. Je vis dans un petit hameau, à Magistavols, ça ne s’invente pas. Tout là-haut.
Je crois que c’est cet attachement au territoire, que l’on partage, je crois que c’est ce qui nous relie. La solidarité comme décor, l’échange comme un cœur qui bat. Je crois que c’est parce qu’ici je me sens libre, parce que Florac c’est une ville où tout est possible, où les garçons font de la danse et les filles du foot. L’idée me plaît.
Ici, c’est mon refuge, les Cévennes protègent, comme un cocon de douceur et de bienveillance. On peut ne pas être d’accord, mais on continue d’être relié.
Ici, je peux voir les oiseaux, mon préféré, le cincle plongeur, le petit pingouin de l’air qui apparaît et disparaît dans l’eau, qui est là, plus là, là… Un peu rond, tout petit, agile, à l’image de nos fragilités et de nos forces.
Ici, il y a ma famille Plonc, mon couple de corbeaux. Plonc parce qu’ils font plonc, parfois, ce petit son que j’aime. Plonc. Pas plouc, plonc.
Ici, j’ai rencontré un cerf, un soir d’automne, au moment du brame. Une sortie de piste, un peu à l’écart, je le vois sans qu’il m’aperçoive. Il s’approche, encore et encore. À 10 mètres de moi, je suis saisie par la puissance qui se dégage de lui. Il tourne soudain la tête, me regarde et s’enfuit. Instant fugitif inscrit pour moi dans une sensation d’éternité. Pour cette rencontre, cet instant extraordinaire, je remercie la nature et l’univers.
Ici, je peux aimer les arbres. Je ne voudrais faire que ça, jusqu’à la fin de ma vie. Depuis toujours, il me semble que des petits cailloux blancs m’ont conduit jusqu’à eux. J’aime les planter, les voir grandir, regarder les feuilles tomber. J’aime couper pour faire du bois, scier pour faire des ponts, récolter les fruits pour faire des tartes. Mais j’aime encore plus l’idée que la forêt n’ait pas besoin de nous, qu’en dépit de toutes nos gesticulations interventionnistes, elle nous survive. Toujours et encore.
Ici, je peux croire qu’autre chose est possible, malgré les bruits du monde. L’attention pour les autres, l’importance d’être juste, le plaisir d’être ensemble. J’ai de grandes émotions, pas de grands enthousiasmes. Ça me va. Ici, je suis bien. Ici, je suis heureux.
Le Cuisinier : douceur, lucidité et respect du vivant
Ce second texte dresse le portrait d’un homme attentif au monde, à la nature, aux êtres vivants. Sa parole mêle simplicité, humour, lucidité et bienveillance.
Le Cuisinier
Il y a le cuisinier, l’homme qui dit de lui qu’il passe partout, que son physique est passe-partout. Il dit que ça lui va bien, qu’il peut se sentir bien quel que soit l’endroit, avec tout le monde. Les Français le prennent pour un Français, les Portugais pour un Portugais, les Turcs pour un Turc. Ça l’arrange car ce qu’il aime, le cuisinier, c’est les gens qui se parlent. Et parler avec les gens qui se parlent.
Il est originaire de Clermont-Ferrand, il travaillait en Ardèche avec sa femme, à Joyeuse, mais ils ont repris le camping familial, un petit camping de 30 emplacements, il y a un peu plus de deux ans. Il y rencontre des gens paisibles, des gens comme lui, des gens de tous les milieux. La caravane à 1000 euros comme le camping-car à 40 000.
Le cuisinier dit qu’il est bien ici, qu’il aime être là. « En ville, les gens s’énervent », dit-il. Les Causses, les grandes plaines, il adore. Le calme, la douce ambiance et la belle lumière, il adore. Il s’est arrêté à Florac et il y restera.
Il me montre une photo de la loutre qu’il a vue nager la semaine dernière : « Ça c’est magique non ? », dit-il. Il me montre une photo de son chien, Chipie, avec qui il aime marcher : « Il est beau non ? », dit-il.
Je vois bien que le respect de la vie, des plantes et des animaux, ce ne sont pas seulement des mots. On voit ça en lui, dans ses yeux, dans sa façon d’être. Sur son camping, « les animaux font parfois des dégâts, les fouines, les genettes, les blaireaux, mais on les déplace ». Dans son jardin, il fait des compliments aux plantes.
On voit aussi dans ses yeux un peu de tristesse quand il dit se rendre compte que la rivière s’abîme, qu’année après année, il y a de moins en moins d’eau.
Le cuisinier vit au présent, au jour le jour, un pas après l’autre. Sa nature aimable ne lui fait pas ignorer le reste du monde. Il pense que « dans pas longtemps, ça va dégénérer », il l’a toujours senti d’ailleurs. Depuis tout petit, il ne fait pas de projet sur le long terme et a choisi de ne pas avoir d’enfant. Il vit du mieux qu’il peut, sans se ronger, avec ce que la vie lui apporte. En harmonie avec les autres.
Le cuisinier est un homme doux.
Comment cette expérience nourrit mon travail de biographe
Ce stage de récit collectif a renforcé ce qui fonde mon métier :
- l’écoute profonde
- le respect des paroles confiées
- l’art de donner forme à une mémoire
- le soin apporté à chaque voix, qu’elle soit unique ou plurielle.
Qu’il s’agisse d’une histoire personnelle ou d’un récit partagé, écrire une vie, c’est tisser des liens. Entre une personne et son passé, un lieu et sa mémoire, une voix et toutes les autres.

