« Quand on se souviendra de moi, je voudrais aussi qu’on se souvienne de la chance immense que j’ai eue de vivre à une époque comme la nôtre, une époque de paix, de progrès et de possibilités infinies. Vivre aussi longtemps sans connaître la guerre, avoir la liberté de choisir son chemin et de réaliser ses désirs, c’est un privilège rare que beaucoup de gens à travers l’histoire n’ont pas connu. Cette chance, je ne la prends pas pour acquise. Et je crois qu’il est essentiel de réaliser ce en quoi l’on croit, de poursuivre ce qui nous anime. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire, aidée par mes parents. Maintenant, c’est à mon tour de transmettre ce même soutien, d’aider les autres comme j’ai été aidée.
Cette gratitude immense pour la vie que j’ai eue, pour les choix que j’ai pu faire et pour ceux qui m’ont soutenue, je la porte en moi chaque jour. Et c’est sans doute ce qui me pousse à accorder tant d’importance aux souvenirs : ils sont les témoins silencieux du chemin parcouru.
Ainsi, chaque année, lorsque décembre approche, je remplis l’agenda de l’année qui vient de dates importantes. Je m’installe et j’écris. Ce n’est pas un simple emploi du temps que je trace : c’est le fil de ma mémoire que je tisse, une année après l’autre.
Je note les anniversaires, les voyages, les dates que je ne veux pas laisser s’effacer. Je ne les écris pas toutes — il y en aurait tant — mais celles qui, en moi, continuent de vivre. Ce ne sont pas toujours les mêmes chaque année. A l’heure où j’écris ces lignes, si je feuillette les pages, je peux lire qu’il y a cinq ans, j’étais au Bhoutan, onze en Ouzbékistan, un an au Maroc. Treize ans se sont écoulés depuis le divorce d’Alex. Marcel fêtera bientôt ses 98 ans, le 6 juin. J’y retrouve aussi des souvenirs plus insolites : le prix de l’or en 2024, les cinq ans de pandémie… Chaque annotation est une balise plantée dans le temps.
Certains s’étonnent : « Tu fais cela parce que tu as peur d’oublier ? » Non. Ce n’est pas la peur qui me guide, mais le plaisir de revivre ces moments forts. Je suis comme ma marraine autrefois, qui, sur son calendrier de cuisine, écrivait Marta, 18 septembre, pour se réjouir d’avance de ma venue. Voir les choses inscrites, palpables, ancrées dans le papier, leur donne une autre présence.
Ainsi va mon agenda : compagnon discret, gardien fidèle. Quand je l’ouvre, ce ne sont pas de simples dates que je parcours, mais toute une vie qui palpite à travers les pages. Un frigo changé, une maison transmise, une mère disparue depuis bientôt vingt-sept ans. Des éclats d’existence soigneusement consignés, pour que le temps passé ne se dissipe jamais tout à fait.
Écrire ces souvenirs, c’est cultiver en silence le jardin de ma vie. Chaque mot déposé est un geste d’amour envers les jours écoulés. C’est ainsi que je choisis d’habiter le temps : en l’inscrivant, en l’aimant ».
Ici, la narratrice raconte sa façon émouvante de garder la trace du temps qui passe : en consignant chaque année les dates importantes dans un agenda.
